23 juin 2008

Electrochoc



« Mais comment exprimer la folie des dix dernières années en faits et en personnes? Toutes les revues musicales célébrant notre mouvement, tous les magasines parlant d’électro furent impuissants à rendre compte du phénomène avec authenticité. […] Car la vraie histoire ne se trouve pas dans d’obscurs white labels ou dans les tribulations des pop stars, mais dans les émotions des personnes ayant vécu ce désordre, cette absurdité, ces excès. » Disco Biscuits.

L’endroit est familier, pourtant il exhale l’odeur du diable depuis qu’ils ont eu l’idée 100% républicaine de nous sucrer l’usage de la cloppe à l’intérieur, avec cette odeur fétide de chiottes jumelée à celle des frites grasses, qui te strangule la gorge à peine assis au comptoir... Avec le nombre d’heures qu’on dépense chaque mois dans ce rade, on se disait auparavant qu’on finirait par mourir d’un cancer des poumons. Maintenant, à regarder leurs espèces de bocaux remplis de sucettes pour te faire « passer le goût », on est à peu près surs de mourir du cholestérol!

Ce soir Mike et Dean, 2 représentants de la givrée « Cardiff Soul Crew » nous font l’honneur d’une petite visite, la première en terre lyonnaise. Dans le genre « moulins à paroles grillés du disque dur (sans avoir touché à quoi que ce soit) », on a pas vu mieux depuis…j'en sais rien. D’emblée j’adhère totalement à leur plan de carrière, ils ont pas franchement mis d'option sur le genre de répartie servant à rentrer de soirée les bras remplies de filles, et dans leurs existences de Gallois passant leur temps à hurler aux badaux qu’ils sont «des putains de Gallois mais pas des putains d’anglais », pas grand-chose ne semble les concerner (en tous cas ce soir), mis à part le foot, les fringues…et la musique!

La « queue leu-leu » va bon train, les conversations s’enchaînent peinard, passant en revue ce que l’Angleterre du NME à pondu de mieux ces derniers temps, The Enemy, The Kooks, The View etc…Certes, pas de quoi péter un câble, mais Dean avait envie de péter un câble, d'envoyer sa rafale à lui, ça se voyait comme le nez d’un rabbin tout malingre au milieu de la figure, et ça se sentait comme cette odeur de chiottes fétides qui risquait pas d’arrêter de te lyncher les naseaux vu l’ampleur des aller/retour dans la cabine de défection:

« Putain s’il fallait raser toutes les villes de la terre et n’en garder qu’une seule, s’il fallait que ce putain de Tsunami thaïlandais rase toute la planète et n’épargne qu’un seul endroit, s’il fallait que la Werchmacht fasse son come-back et ne préserve qu’une seule contrée, alors il faut que ça soit Manchester!! Fuckin hell toute la musique vient de là, tout ce qu’on écoute aujourd’hui et tout ce qui nous mettra en trance demain sort de ce putain d‘endroit!! Putain Manchester, retenez bien: Fuckin' Man-ches-ter! »

Non contents d’avoir raté, pour la plupart d’entre nous, les années où fans de football et branleurs de tous bords pouvaient encore laisser libre court à leur créativité sans caméras de surveillance et autres IDS par Intérim, on si dit qu’on a peut-être manqué quelque chose d’encore plus grandiose et chaotique…Electrochoc!


Il y’a une soirée, une en particulier, sur les centaines vécues à travers le monde. Une soirée, et un disque durant lequel soudain quelque chose bascula. Dès le lendemain, dans chaque recoin de l’espace de Manchester, on en ressentit l’onde de choc. Les radios et les clubs tremblèrent tout d’abord, puis ce fût le paysage tout entier qui se transforme, à une vitesse fulgurante. Et notre histoire commence comme ça.

C’était un soir de pluie ordinaire du printemps 87, face à un building de briques rouges délavées par des décennies de pluie torrentielle et de fumée industrielle, un lieu qui œuvre de son mythe à la lisière du quartier sinistré de Whitworth Street: L’Hacienda! Mike Pickering, un des Djs incontournable de la cité Mancunienne, joue comme à son habitude, puis il met un disque qui semble littéralement surgir d’un autre monde, tel un ovni non-identifié, modifiant aussitôt le climat et l’espace: Farley Jack, Love can’t turn around. Un tremblement de terre appelé « acid-house » est alors prêt a ravager une jeunesse déjà littéralement démembré…

« Parfois, soulever l’aiguille d’un disque équivaut à foudroyer 500, 1000, 50000 personnes d’un seul coup. »

En trois semaines, le mot « acid-house » devint la nouvelle bannière sous laquelle toute la jeunesse du Nord anglais se regroupa. Le rare-groove et la soul étaient soudain devenus lents, vieux, poussiéreux. Un véritable raz de marée de vêtements larges et de T-shirts à sigles, marques d’un style naissant baptisé scally s’abattit sur Manchester. « Born in the North, Raised in the North, Die in the North » devint spontanément l’hymne d’une région toute entière. Des bobs étaient vissés sur toutes les têtes des lads, les plus allumés se trimballant des bananes en plastique gonflable qu’ils s’envoyaient pendant les soirées ou les matchs de Man United et City.
Bientôt la fièvre collective ne suffirait plus, il fallait que la musique soit rare. La rareté devenait le critère ultime et amenait avec elle une série de comportements nouveaux. Une véritable chasse à l’exclusif qui poussa les Djs à jouer des white labels, des disques anonymes. On raconta que le Djs londonien Count Suckle importa le principe des couvers-up, arrachant les macarons de ses disques et proposant des nouveautés sans que le public et les autres Djs puissent les identifier. Avec le culte des disques qu’on ne partage qu’entre affranchis, c’est toute la jeunesse Britannique qui s’envoie en l’air à l’écart des courants musicaux majoritaires.
L’ecstasy balaya tout sur son passage. Son arrivée dans le nord anglais fut fracassante, abattant toutes les barrières sociales, enrichissant la langue de Shakespeare de nouvelles variantes léthargique: « I’m cabbaged! » (Traduisez: « Chui défonçé! »)

Mais c’est précisément la fermeture obligatoire des clubs à 2h du matin qui rendit la nuit anglaise si mythique. Une alternative s’imposa naturellement, dans une clandestinité relative: les Warehouse party, soirées improvisées organisées avec un sens aigu du système D dans des entrepôts de la périphérie.

Le Sud de l’Angleterre ne fut pas touché de la même manière que le Nord par la vague « house ». Mais celle-ci trouva également en Londres un terreau fertile et s’y développa dans l’underground jusqu’à son explosion lors du premier Summer of Love de 1988. Les débarquements simultanés de la house et de l’ecstasy avaient modifié le système des warehouse pour donner naissance à une nouvelle forme de fête: les raves!

Geef het door, Hardcore gaat voor!

En l’espace d’un été, c’est tout le sound-system britannique qui se mit à vivre au rythme de l’acid-house. Des groupes comme les Happy-Mondays, Stone-Roses, The Charlatans incorporaient la culture et les rythmes house dans leurs compositions, la vague « Mad Chester » détruisit tout. En Belgique, on mixe de la new beat, la techno pop synthétique aux sonorités industrielles. En Allemagne, la Trance ravage les platines des Djs, en France la pénétration de la musique house auprès du public est plus progressive (et afin de palier à tout malentendu sur la qualité de la marchandise, on prend le temps de dégager des play-list les artistes new beat à l’esthétique glaçée, métronomique et à « connotation » extrême droitiste comme Front 242 ou Nitzer Ebb.) Mais forte d’une demande grossissant à vue d’œil autour de l’electro, la production mondiale était désormais largement disponible dans les bacs des disquaires parisiens.
C’est ici que la techno devint globale, et qu’il n’est plus simplement question de musique!

En 1991, la progression de la techno en Europe était irrésistible. La France s’apprêtait à vivre la fièvre des fêtes sauvages, la Belgique régnait en maître sur les productions raves, la Hollande vibrait au rythme du hardcore et la Suisse allait accueillir les grands-messes techno. Depuis Francfort et Berlin un vent d’euphorie se levait en Allemagne alors que le phénomène rave s’amplifiait en Angleterre. C’est un autre tournant de cette histoire. En France on entendait s’élever la rumeur d’un vent de nouveau venant d’Allemagne de l’est et de Francfort: la trance Allemande, une techno colorée, romantique et psychédélique! Le 9 novembre 1989 le mur de Berlin tomba, et la techno devint la bande son de l’Allemagne réunifiée.

Monarchy in the U.K!

A cette époque, la consommation d’ecstasy dans les clubs frôlait les 90%. La police vivait son nouveau cauchemar: les raves avaient tout simplement décentralisé le samedi soir. Le public ne déserta pas longtemps les centres-ville, effectuant des migrations massives vers les raves des campagnes, avant que les autorités s’inquiètent du danger. Deux cents policiers furent affectés par le gouvernement à une cellule spéciale, le Pay Party Unit, chargée de l’observation des raves anglaises.

L’Allemagne et l’Angleterre (malgré ses déconvenues) étaient les 2 pays techno leaders en Europe. Pourtant, ces deux mouvements avaient les même racines, le groupe Allemand « Kraftwerk ». La France, elle, bien que pouvant compter sur le soutient de Radio Nova, dont l’exigence culturelle reste hors normes, avait nettement moins d’arguments pour jouer un rôle majeur sur la scène techno mondiale, victime de ce mépris général qui décourageait chaque initiative.

Don’t make music for fun…

Là où la presse généraliste ne voyait qu’une énième mode anglaise appelé à disparaître une fois sa date de péremption expirée, toute une génération de Djs européens et américains s’est battue pour hisser « house » et « electro » au rang de Cultures. Après tout, qu’est-ce qui peut atteindre des types de 25 ans qui vivent de leur passion, dans ces conditions on s’accommode de tout, croisant le matin à la fermeture des clubs des gens qui partent subir une journée de plus dans des jobs qu’ils n’ont pas choisis, et dont pour la majorité ils n’ont rien à cirer!